dimanche 15 septembre 2013

"Ils n'ont jamais appris à écrire" ou" les incipit": Rentrée littéraire chez Gallimard.



Dans une rame de métro bondée et nauséabonde, devant un UGC dans le vent glacial, ou chez vous, le soir, à glisser sur la même phrase en attendant qu'un petit son pavlovien vous avertisse d'un sms, vous aimez lire.

 Pour vous, la lecture a le goût des vacances, une odeur de sable ou de feu de bois. Toute l'année, parmi les pages, vous butinez des phrases, des flashs, avant le bureau, comme dans un étroit jardin portable.

Quand sonnent les heures dorées de l'été, souvent, trop souvent, le flirt et la mer vous accaparent. Vous tentez quand même de reprendre votre livre, le soir au lit, mais une détente complète de votre corps rend le précieux in-folio trop lourd entre vos doigts. Pas grave, vous le lirez demain. 
Proust n'a-t-il pas dit: "On a le temps?"

Seulement très vite, vous rentrez, vous allez au bureau. Et vous avez lu peu. De nouveau, les paragraphes bougent sous vos yeux dans les transports en commun, et le calendrier vous promet des voyages et des lectures à reprendre, assez bientôt.

En attendant cette heure bénie, il y a la rentrée littéraire, comme un avant-goût. 

"Surréaliste..."
RIEN ET PARTOUT, main sur le coeur et larme à l'oeil, vous a composé le plus beau des bouquets. Huit incipit de chez Gallimard – éditeur valeur sûre.
Huit fleurs de septembre sur les seize écloses, particulièrement jolies, parfumées ou piquantes.
Et quelques commentaires émus.


Alkinoos



1) Intérieurs, de Tomas Clerc

"Sonnette 
On sonne. J’y vais. Judas. Personne. Je prends les clés. J’ouvre la porte. Le palier du 2e étage. Vide. Coup d’œil. La cage d’escalier. « Il y a quelqu’un ? » Je n’ai pas rêvé. Je monte quelques marches. Je redescends. Je suis devant la porte ouverte."


Coup de coeur du blogger:
Tout de suite, être plongé dans l'action commentée, le pas-le-temps-d'en-dire-plus, être transporté telle une caméra à l'épaule... On se sent comme à Fort Boyard: "Ouvre, ouvre. Prends la fiole. Bouge la mygale. Prends-la. Allez la fiole. Maintenant sors. La porte. Sors!"
A la 1ère personne, c'est encore plus fort. Beau comme du Nicolas Hulot à deltaplane, moins les temps morts.


2) Robert Mitchum ne revient pas, de Jean Hatzfeld

« Depuis que Vahidin avait accéléré l’allure, Marija ne parvenait plus à retenir le fil de sa pensée. Elle haletait, le regard droit devant, entre les arbres qui défilaient. La transpiration dégoulinant de son front brouillait sa vue et en même temps dissipait les images de vétérans tchetniks, affublés d’uniformes grotesques sortis des greniers, qui la tracassaient depuis le matin.
Marija et Vahidin couraient côte à côte, elle à peine décrochée pour anticiper les intentions de son compagnon qui menait le train. Ils portaient les survêtements rouge, bleu, blanc de l’équipe yougoslave. Leurs pieds bruissaient sur un tapis spongieux de feuilles pourries par les neiges du dernier hiver. Devant eux, le dos rond du mont Igman s’imposait d’un brun-gris d’entre deux saisons, pas encore feuillu et plus du tout blanc. Ils couraient entre quatre rangs de platanes, huit cent quarante-huit, avaient-ils fini par compter au fil des courses, bordés de prairies. »


Coup de coeur du blogger :
D'emblée, on ne s'ennuie pas !




3) La Première Pierre, de Pierre Jourde 

« Surtout, tu ne cognes pas. C’est ce que ta mère t’avait dit : si on t’agresse, tu ne réponds pas. Ensuite, tu vas déposer plainte à la gendarmerie. Et Sophie, pour autant qu’est possible la mémoire de ce qui s’est passé, car la violence d’un événement a cet effet de recomposer ce qui l’a précédé, de redistribuer l’oubli et le souvenir, avait glissé, en termes moins impératifs, un conseil identique. Surtout, en cas de rixe, ne pas frapper.
Un livre avait été écrit : Pays perdu. Un livre qui serait difficile, même pour quelqu’un qui a pratiqué la théorie de la littérature, à définir en termes de genre. Le narrateur emploie la première personne, mais il ne se trouve pas au centre du récit. Au centre du récit, il y a le pays, et ceux qui y vivent. Celui qui raconte reste un personnage secondaire. Il y est question en passant de l’histoire de sa famille, de l’héritage d’un vieux cousin. Mais il s’agit avant tout de rapporter les obsèques d’une adolescente, la fille d’amis paysans. »


Coup de coeur du blogger :
Magistral incipit par strates, dont Pierre Jourde nous a généreusement fait parvenir le schéma intentionnel :

1) D'abord, vous accrocher. Vous plonger dans l'action : vous les lecteurs, avec des mots forts et des phrases courtes.
2) Vous montrer que ce roman, néanmoins et pour autant que tout se peut concilier, cubisme et tachisme, sécheresse et fluidité, car l'aspect réalisé d'une écriture n'en est qu'une des parties versatiles, a du style, et sépare avec brio le verbe de son sujet.
3) Vous dire enfin qu'on est entre nous, gens de lettres, Parisiens, pour qui l'analyse structurale du récit précède le récit même.



4) Comme Baptiste, de Patrick Laurent

« Introït 

J’ai assassiné mon père chéri. Je l’ai tué d’une main ferme, décidée. Et c’est très bien ainsi. Ma tête pend au-dehors, un linge mouillé. Cela va sécher. Sécher. Se raidir. Et m’apparaître comme la face d’un ange. J’en suis sûr. Cela ne peut être autrement. Mes jambes sont courtes pour courir loin d’un coup mais elles me portent en chantant, frémissantes colonnes d’abeilles. Je suis leur reine dirait-on.
Ah que ne sont-elles comme des tours où j’aurais pu l’emprisonner, mon père. L’emprisonner. »


Coup de coeur du blogger :
Patrick Laurent, génie libre, écrit son roman phrase par phrase sans savoir où il va, comme faisait Aragon (certaines répétitions un peu surprenantes sont autant d'instants où il cherche la suite).
Mais sur sa palette il y a plus de rouge. De sang, je veux dire.
Sa première phrase est digne des meilleures unes de Détective. Nous sommes secoués, et l'on sent que la meilleure part de notre voyeurisme est sollicitée. La part intelligente, qui a besoin de l'horreur pour atteindre la profondeur. C'est beau comme l'incipit de L'Etranger, mais vraiment excitant, comme Dexter.
Le reste du roman, c'est notre bémol, est un peu faible. En gros à partir de la deuxième phrase.
Mais l'art est difficile alors saluons le courage de l'auteur, qui a su tenir deux cents pages sur la lancée d'une phrase choc.




5) La Route du salut, de Etienne de Montety

« Les moteurs dégageaient une forte odeur de gas-oil. Devant la gare routière où d’ordinaire stationnaient les autocars de la Transmont, une dizaine de camions, des Skania, des Mercedes venus d’Allemagne, des Tam sortis des usines de Maribor, manœuvraient dans la poussière. Ils étaient chargés de gros fûts d’arbres qu’ils allaient convoyer jusqu’à Split ou Rijeka. Si tout se passait bien, Inch Allah, ils reviendraient avec un chargement de nourriture et de médicaments. Mais quand? Dans une semaine? Dans un mois ? »


Coup de coeur du blogger :
Magie du discours indirect libre, les deux mots « Inch Allah » nous transportent l'espace d'un instant dans la peau d'un Musulman qui peine, avant que nous ne rebasculions aussi sec dans celle d'un Parisien qui écrit, coincé entre parquet et moulures devant un MacBook.


6
) Plonger, de Christophe Ono-dit-Biot

« Du mieux que je peux

Tout a commencé avec ta naissance. Pour toi.
 Tout a fini avec ta naissance. Pour nous.
 Moi, ton père. Elle, ta mère. Ta vie fut notre mort. La mort de ce nous, cette entité de chair et d’âme qui avait présidé à ta naissance: un homme et une femme qui s’aimaient.
La vérité, ça n’existe pas, comme tous les absolus qu’on n’atteint jamais.
Je ne peux te donner que ma vérité. Imparfaite, partiale, mais comment faire autrement ? » 

Coup de coeur du blogger:
Ce qui est beau fait pleurer. Pour moi ce livre-ci l'est. Beau à faire pleurer. Je le dis à vous. Moi, le blogger, pour vous lecteurs. C'est moi qui pleure, pas vous. Mais à vous, moi, c'est ce que je dis. Ça, que c'est beau. Pour moi en tout cas.
C'est mon avis, mais quel autre vous donner ?



7
) L'Etat du ciel, de Pierre Péju

« 1 

Aujourd’hui, Dieu est mort, ou peut-être hier, je ne sais pas. Ou il y a deux mille ans ? Cinq mille ans ? De toute éternité ? Aucune importance. Au ciel, nous ne vivons qu’une seule et même journée infinie. À moins que Dieu ne soit tout simplement malade. Recroquevillé dans un coin. Le dos tourné à sa création. La face vers le mur du néant. Bien nauséeux et épuisé, en tout cas, Dieu ! Rêvant d’un sommeil sans rêve et d’un verbe infécond.
Nous, Ses Anges, sommes donc livrés à nous-mêmes. Sans emploi. Sans mission. Nous perdons un à un nos pouvoirs. Enfin, nous savons encore ouvrir n’importe quelle portion du ciel comme une trappe. Nous pouvons soulever le toit de vos demeures. Nous pouvons fouiller dans vos boîtes crâniennes, essuyer du doigt vos pensées sur les parois de verre de vos âmes comme sur un pot de confiture. »


Coup de coeur du blogger :
Autre bel hommage à l'incipit de L'Etranger, de Camus, avec un petit quelque chose en plus, nettement plus propre cette fois qu'un parricide (voir supra) : Dieu.
L'Ange qui parle, facétie savoureuse, est comme nous : il ergote, il doute, sa pensée tâtonne. Il se réfute. Il a lu Nietzsche. Il est parisien.
Plus audacieux que le « Inch Allah » de Etienne de Montety (voir supra), l'incipit de Maria Pourchet ouvre le Grand Paris vers le haut et absorbe le Paradis (tant pis pour les âmes qui n'ont pas un radis).
La fusion est complète, et c'est Paris qui gagne car Dieu est mort et les Anges sont désoeuvrés. 
A la lecture de cet incipit, ceux que leur sujet de thèse écoeure et qui aspirent à une mort libératrice devront se faire une raison. Retournez à votre thèse car : là-haut pareil, parquet-moulures, MacBook Air et terrasses chauffées. Rien ne sert d'être bon chrétien ou baudelairien. Vous n'y échapperez pas. C'est partout Paris. 
D'autres soutenances bidon, d'autres soirées molles vous attendent dans les nuages, et gare, les Anges ont lu plus que vous. (Ils n'ont que ça à faire.)



8) Rome en un jour, de Maria Pourchet

« Toit d’un hôtel, extérieur fin du jour 

Trente-cinq mètres, douze étages émergés et je dirais deux sous-sols, bien sûr que c’est quelque chose, rapporté aux proportions de Paris. De là à parler de gratte-ciel, je ne sais pas. À mon avis, c’est simplement que vous n’avez pas l’habitude d’aller si haut. Je vous assure moi que douze étages, un velum et deux cents mètres carrés de terrasse, ce sont des choses qui se font, c’est même le tout-venant à cette échelle. Mettons que vous ayez un hôtel. Vous n’avez pas d’hôtel, nous sommes d’accord, mais imaginons. Vous avez un hôtel. Bon. Vous avez donc un peu de relations à la mairie. Un papier, un tampon, vous voilà autorisé à terrasser votre toit, pour peu qu’il soit plat. Le reste, c’est l’histoire de trois lampions, de quelques lattes en bois traité, ici ils ont pris du teck, de vous à moi, ils se sont trompés, la précipitation sans doute. C’est fragile, le teck, et ça fait salle de bains. »


Coup de coeur du blogger :
Eh mais j'y pense, c'est du combien le m2, au Paradis... Encore plus cher que le sixième, à tous les coups. Je sens que je peux toujours me gratter pour être logé au ciel. Peut-être que si je prends un deux pièces, juste à la périphérie ou carrément au Purgatoire, seulement pendant quelques siècles, histoire d'économiser assez... Ou alors trouver un meilleur taf. Il faut que je fasse jouer mes diplômes, c'est chiant...
De quoi, " et le bouquin?"... Vous le connaissez, non? Tous les Parisiens le connaissent par coeur. 
Quant à vous autres, Provinciaux, Banlieusards, on ne vous parle pas.




1 commentaire:

  1. Hin hin, quel beau roman parisien contemporain ça ferait si on mélangeait les phrases de ces huit bouquins ! Un livre percutant, magistral, d'une redoutable efficacité, le choc de cette rentrée.

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