Dans
une rame de métro bondée et nauséabonde, devant un UGC dans le
vent glacial, ou chez vous, le soir, à glisser sur la même phrase
en attendant qu'un petit son pavlovien vous avertisse d'un sms, vous
aimez lire.
Pour
vous, la lecture a le goût des vacances, une odeur de sable ou de
feu de bois. Toute l'année, parmi les pages, vous butinez des phrases, des flashs,
avant le bureau, comme dans un étroit jardin portable.
Quand
sonnent les heures dorées de l'été, souvent, trop souvent, le
flirt et la mer vous accaparent. Vous tentez quand même de reprendre
votre livre, le soir au lit, mais une détente complète de votre
corps rend le précieux in-folio trop lourd entre vos doigts. Pas
grave, vous le lirez demain.
Proust n'a-t-il pas dit: "On a le
temps?"
Seulement
très vite, vous rentrez, vous allez au bureau. Et vous avez lu peu.
De nouveau, les paragraphes bougent sous vos yeux dans les transports
en commun, et le calendrier vous promet des voyages et des lectures à
reprendre, assez bientôt.
En
attendant cette heure bénie, il y a la rentrée littéraire, comme
un avant-goût.
"Surréaliste..." |
Huit
fleurs de septembre sur les seize écloses, particulièrement jolies, parfumées ou piquantes.
Et
quelques commentaires émus.
Alkinoos
1)
Intérieurs,
de Tomas Clerc
"Sonnette
On
sonne. J’y vais. Judas. Personne. Je prends les clés. J’ouvre la
porte. Le palier du 2e
étage.
Vide. Coup d’œil. La cage d’escalier. « Il y a quelqu’un ? »
Je n’ai pas rêvé. Je monte quelques marches. Je redescends. Je
suis devant la porte ouverte."
Coup
de coeur du blogger:
Tout
de suite, être plongé dans l'action commentée, le
pas-le-temps-d'en-dire-plus, être transporté telle une caméra à
l'épaule... On se sent comme à Fort Boyard: "Ouvre, ouvre.
Prends la fiole. Bouge la mygale. Prends-la. Allez la fiole.
Maintenant sors. La porte. Sors!"
A la 1ère personne, c'est encore plus fort. Beau comme du Nicolas
Hulot à deltaplane, moins les temps morts.
2
)
Robert
Mitchum ne revient pas,
de Jean Hatzfeld
« Depuis
que Vahidin avait accéléré l’allure, Marija ne parvenait plus à
retenir le fil de sa pensée. Elle haletait, le regard droit devant,
entre les arbres qui défilaient. La transpiration dégoulinant de
son front brouillait sa vue et en même temps dissipait les images de
vétérans tchetniks, affublés
d’uniformes grotesques sortis des greniers, qui la tracassaient
depuis le matin.
Marija
et Vahidin couraient côte à côte, elle à peine décrochée pour
anticiper les intentions de son compagnon qui menait le train. Ils
portaient les survêtements rouge, bleu, blanc de l’équipe
yougoslave. Leurs pieds bruissaient sur un tapis spongieux de
feuilles pourries par les neiges du dernier hiver. Devant eux, le dos
rond du mont Igman s’imposait d’un brun-gris d’entre deux
saisons, pas encore feuillu et plus du tout blanc. Ils couraient
entre quatre rangs de platanes, huit cent quarante-huit, avaient-ils
fini par compter au fil des courses, bordés de prairies. »
Coup
de coeur du blogger :
D'emblée,
on ne s'ennuie pas !
3)
La
Première Pierre,
de Pierre Jourde
« Surtout,
tu ne cognes pas. C’est ce que ta mère t’avait dit : si on
t’agresse, tu ne réponds pas. Ensuite, tu vas déposer plainte à
la gendarmerie. Et Sophie, pour autant qu’est possible la mémoire
de ce qui s’est passé, car la violence d’un événement a cet
effet
de recomposer ce qui l’a précédé, de redistribuer l’oubli et
le souvenir, avait glissé, en termes moins impératifs, un conseil
identique. Surtout, en cas de rixe, ne pas frapper.
Un
livre avait été écrit : Pays perdu. Un livre qui serait difficile,
même pour quelqu’un qui a pratiqué la théorie de la littérature,
à définir en termes de genre. Le narrateur emploie la première
personne, mais il ne se trouve pas au centre du récit. Au centre du
récit, il y a le pays, et ceux qui y vivent. Celui qui raconte reste
un personnage secondaire. Il y est question en passant de l’histoire
de sa famille, de l’héritage d’un vieux cousin. Mais il s’agit
avant tout de rapporter les obsèques d’une adolescente, la fille
d’amis paysans. »
Coup
de coeur du blogger :
Magistral
incipit par strates, dont Pierre Jourde nous a généreusement fait
parvenir le schéma intentionnel :
1)
D'abord, vous accrocher. Vous plonger dans l'action : vous
les lecteurs, avec des mots forts et des phrases courtes.
2)
Vous montrer que ce roman, néanmoins et pour autant que tout se peut
concilier, cubisme et tachisme, sécheresse et fluidité, car
l'aspect réalisé d'une écriture n'en est qu'une des parties versatiles, a du style, et sépare avec brio le verbe de son sujet.
3)
Vous dire enfin qu'on est entre nous, gens de lettres, Parisiens,
pour qui l'analyse structurale du récit précède le récit même.
4)
Comme
Baptiste,
de Patrick Laurent
« Introït
J’ai
assassiné mon père chéri. Je l’ai tué d’une main ferme,
décidée. Et c’est très bien ainsi. Ma tête pend au-dehors, un
linge mouillé. Cela va sécher. Sécher. Se raidir. Et m’apparaître
comme la face d’un ange. J’en suis sûr. Cela ne peut être
autrement. Mes jambes sont courtes pour courir loin d’un coup mais
elles me portent en chantant, frémissantes colonnes d’abeilles. Je
suis leur reine dirait-on.
Ah
que ne sont-elles comme des tours où j’aurais pu l’emprisonner,
mon père. L’emprisonner. »
Coup
de coeur du blogger :
Patrick
Laurent, génie libre, écrit son roman phrase par phrase sans savoir
où il va, comme faisait Aragon (certaines répétitions un peu
surprenantes sont autant d'instants où il cherche la suite).
Mais
sur sa palette il y a plus de rouge. De sang, je veux dire.
Sa
première phrase est digne des meilleures unes de Détective.
Nous sommes secoués, et l'on sent que la meilleure part de notre
voyeurisme est sollicitée. La part intelligente, qui a besoin de
l'horreur pour atteindre la profondeur. C'est beau comme l'incipit de
L'Etranger, mais vraiment excitant, comme Dexter.
Le
reste du roman, c'est notre bémol, est un peu faible. En gros à partir de la
deuxième phrase.
Mais
l'art est difficile alors saluons le courage de l'auteur,
qui a su tenir deux cents pages sur la lancée d'une phrase choc.
5)
La
Route du salut,
de Etienne de Montety
« Les
moteurs dégageaient une forte odeur de gas-oil. Devant la gare
routière où d’ordinaire stationnaient les autocars de la
Transmont, une dizaine de camions, des Skania, des Mercedes venus
d’Allemagne, des Tam sortis des usines de Maribor, manœuvraient
dans la poussière. Ils étaient chargés de gros fûts d’arbres
qu’ils allaient convoyer jusqu’à Split ou Rijeka. Si tout se
passait bien, Inch Allah, ils reviendraient avec un chargement de
nourriture et de médicaments. Mais quand? Dans une semaine? Dans un
mois ? »
Coup
de coeur du blogger :
Magie
du discours indirect libre, les deux mots « Inch Allah »
nous transportent l'espace d'un instant dans la peau d'un Musulman qui peine,
avant que nous ne rebasculions aussi sec dans celle d'un Parisien qui écrit,
coincé entre parquet et moulures devant un MacBook.
6
)
Plonger,
de Christophe Ono-dit-Biot
« Du
mieux que je peux
Tout
a commencé avec ta naissance. Pour toi.
Tout a fini avec ta
naissance. Pour nous.
Moi, ton père. Elle, ta mère. Ta vie fut
notre mort. La mort de ce nous, cette entité de chair et d’âme
qui avait présidé à ta naissance: un homme et une femme qui
s’aimaient.
La
vérité, ça n’existe pas, comme tous les absolus qu’on
n’atteint jamais.
Je
ne peux te donner que ma vérité. Imparfaite, partiale, mais comment
faire autrement ? »
Coup
de coeur du blogger:
Ce qui est beau fait pleurer. Pour moi ce livre-ci l'est. Beau à faire pleurer. Je le dis à vous. Moi, le blogger, pour vous lecteurs. C'est moi
qui pleure, pas vous. Mais à vous, moi, c'est ce que je dis. Ça,
que c'est beau. Pour moi en tout cas.
C'est
mon avis, mais quel autre vous donner ?
7
)
L'Etat
du ciel,
de Pierre Péju
« 1
Aujourd’hui,
Dieu est mort, ou peut-être hier, je ne sais pas. Ou il y a deux
mille ans ? Cinq mille ans ? De toute éternité ? Aucune importance.
Au ciel, nous ne vivons qu’une seule et même journée infinie. À
moins que Dieu ne soit tout simplement malade. Recroquevillé dans un
coin. Le dos tourné à sa création. La face vers le mur du néant.
Bien nauséeux et épuisé, en tout cas, Dieu ! Rêvant d’un
sommeil sans rêve et d’un verbe infécond.
Nous,
Ses Anges, sommes donc livrés à nous-mêmes. Sans emploi. Sans
mission. Nous perdons un à un nos pouvoirs. Enfin, nous savons
encore ouvrir n’importe quelle portion du ciel comme une trappe.
Nous pouvons soulever le toit de vos demeures. Nous pouvons fouiller
dans vos boîtes crâniennes, essuyer du doigt vos pensées sur les
parois de verre de vos âmes comme sur un pot de confiture. »
Coup
de coeur du blogger :
Autre
bel hommage à l'incipit de L'Etranger, de Camus, avec un petit quelque chose en plus, nettement plus propre cette fois
qu'un parricide (voir supra) : Dieu.
L'Ange
qui parle, facétie savoureuse, est comme nous : il
ergote, il doute, sa pensée tâtonne. Il se réfute. Il a lu
Nietzsche. Il est parisien.
Plus
audacieux que le « Inch Allah » de Etienne de Montety
(voir supra), l'incipit de Maria Pourchet ouvre le Grand Paris vers
le haut et absorbe le Paradis (tant pis pour les âmes qui n'ont pas un
radis).
La
fusion est complète, et c'est Paris qui gagne car Dieu est mort et les Anges sont désoeuvrés.
A
la lecture de cet incipit, ceux que leur sujet de thèse écoeure et qui aspirent à une mort libératrice devront se faire une raison. Retournez à votre thèse car : là-haut pareil, parquet-moulures,
MacBook Air et terrasses chauffées. Rien ne sert d'être bon
chrétien ou baudelairien. Vous n'y échapperez pas. C'est partout
Paris.
D'autres
soutenances bidon, d'autres soirées molles vous attendent dans les nuages,
et gare, les Anges ont lu plus que vous. (Ils n'ont que ça à
faire.)
8)
Rome
en un jour,
de Maria Pourchet
« Toit
d’un hôtel, extérieur fin du jour
Trente-cinq
mètres, douze étages émergés et je dirais deux sous-sols, bien
sûr que c’est quelque chose, rapporté aux proportions de Paris.
De là à parler de gratte-ciel, je ne sais pas. À mon avis, c’est
simplement que vous n’avez pas l’habitude d’aller si haut. Je
vous assure moi que douze étages, un velum et deux cents mètres
carrés de terrasse, ce sont des choses qui se font, c’est même le
tout-venant à cette échelle. Mettons que vous ayez un hôtel. Vous
n’avez pas d’hôtel, nous sommes d’accord, mais imaginons. Vous
avez un hôtel. Bon. Vous avez donc un peu de relations à la mairie.
Un papier, un tampon, vous voilà autorisé à terrasser votre toit,
pour peu qu’il soit plat. Le reste, c’est l’histoire de trois
lampions, de quelques lattes en bois traité, ici ils ont pris du
teck, de vous à moi, ils se sont trompés, la précipitation sans
doute. C’est fragile, le teck, et ça fait salle de bains. »
Coup
de coeur du blogger :
Eh
mais j'y pense, c'est du combien le m2, au Paradis... Encore plus cher que le sixième, à tous les coups. Je sens que
je peux toujours me gratter pour être logé au ciel. Peut-être que si
je prends un deux pièces, juste à la périphérie ou carrément au
Purgatoire, seulement pendant quelques siècles, histoire
d'économiser assez... Ou alors trouver un meilleur taf. Il faut que
je fasse jouer mes diplômes, c'est chiant...
De quoi, " et le bouquin?"... Vous le connaissez, non? Tous les Parisiens le connaissent par coeur.
Quant
à vous autres, Provinciaux, Banlieusards, on ne vous parle pas.
Hin hin, quel beau roman parisien contemporain ça ferait si on mélangeait les phrases de ces huit bouquins ! Un livre percutant, magistral, d'une redoutable efficacité, le choc de cette rentrée.
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