mercredi 2 octobre 2013

Le champ des possibles



C'était en 1999, ou en 2OOO. Nagui recevait Nicolas Genka à Nulle Part Ailleurs. L'écrivain, âgé, n'était pas du tout impressionné par la froide rutilance du plateau télé, par le public prêt à hurler d'enthousiasme sur un simple geste du chauffeur de salle, ou par les mouvements de grue des caméras. L'homme -que je n'ai pas lu, autant le dire tout de suite- était là à l'occasion de la réédition d'un de ses deux livres -Jeanne la pudeur, je crois- immédiatement censurés après leur sortie en librairie, et cela seul semblait un événement pour lui ce soir-là. Il ne s'agissait pas d'un homme humble, du tout, mais plutôt de quelqu'un qui avait eu sa part de gloire et semblait avoir peu à craindre de la lumière des projecteurs : ses romans avaient trouvé pour défenseurs Cocteau, Aragon, et Paulhan, et pour les traduire, Pasolini, Nabokov et Mishima.
Genka parlait bien, et très lentement. Ses phrases faisaient de longues boucles et répondaient avec précision et délectation narcissique aux questions posées. Il s'écoutait dire, il ronronnait, grisé par sa propre parole, et c'était captivant à suivre. Ce n'était pas du verbiage. Il faisait de la littérature, à la télé.
Très vite, je fus frappé, devant le poste où je suivais l'émission, de cette tonalité qui dissonait si fort, et de la gêne produite. Dans le public mais surtout chez Nagui, réduit malgré lui au rôle d'un spectateur à qui on a tendu le micro. 
Pourtant Nagui parlait avec aisance, mais c'était l'autre aisance, tactique, prête à réagir, à casser et à aiguiller. Et face à celle de Genka, nourrie par l'art d'écrire, elle ne fonctionnait pas. L'écrivain pliait tout à son rythme. 
Quand il parlait, avec sa voix apprêtée, on aurait bien ri de lui. Mais passé la gêne, quelque chose forçait l'écoute, chez un public pourtant avide de bruit. 
Nicolas Genka parlait, parlait...jusqu'à la gêne des spectateurs, et au-delà. Tous attendaient, sourire en coin, l'éviction par "l'esprit canal" de cette parole extravagante, mais ça ne venait pas. La parole de Genka, close sur elle-même, semblait n'offrir aucune prise à l'interruption. Quelque chose d'intéressant se produisait, digne des balbutiements de la télé, des belles heures expérimentales de l'Ortf. Il parlait toujours et l'on ne savait plus combien de temps ça prendrait. On faisait le deuil du spectacle; on n'était pas là pour écouter mais il fallait se résigner à fournir cet effort : le bonhomme avait des choses à dire.
Bien sûr, ça n'était pas tenable. Au fond de lui, Nagui tapait du pied. A la régie, pareil. Déjà on sentait la pression des annonceurs, leurs pubs hennir dans les brancards. Canal + s'agaçait, perdait la main, ses grues et ses stromboscopes rouillaient, son groupe de rock, pris d'une envie subite de jouer à fond ses dix secondes, déprimait. Il fallait retrouver le rythme.
Cela arriva. On pouvait faire confiance à Nagui. 
Aussi loin que je me souvienne, ce fut durant une longue réponse de Nicolas Genka -à qui l'on ne demandait pourtant pas de répondre vraiment à la question posée- que Nagui attaqua. L'auteur expliquait qu'il avait écrit Jeanne la pudeur en soixante-douze heures d'affilée, puis qu'il s'était évanoui. Son émotion, peut-être, à l'évocation d'un pareil souvenir, faisait que sa manière affectée de parler s'outrait encore un peu. C'était l'instant propice.
D'abord Nagui, avec un air moqueur, appuya d'un petit mouvement de tête chaque intonation trainante de son invité. Il y eut de petits rires dans la salle. Enhardi, il n'hésita plus, et singea l'écrivain, en s'adressant à lui avec la même voix maniérée, comme s'il pilotait sa marionnette aux Guignols. L'audience rit franchement. Partout dans l'Hexagone.

Nicolas Genka n'était qu'un ringard. L'espace d'un instant on avait failli être hypnotisé par le lacis des mots, mais ça y est, on était réveillé. Et on constatait qu' il nous ennuyait.
L'écrivain, tout à ce qu'il racontait, donnait l'impression de ne pas même comprendre qu'on s'était moqué de lui. Peut-être n'avait-il vraiment pas compris.
Ce qui s'était produit était pourtant choquant. Ça n'avait rien d'une blagounette. C'était, trente-cinq ans après, le nouveau visage de la censure.
L'interdit ne portait plus sur le sexe ou la violence (tellement Canal), mais sur la possibilité même qu'il se passe quelque chose. Cette nouvelle censure ne faisait pas de politique, pas la morale, juste de l'argent. Une industrie énorme existait désormais à la  condition qu'il ne se passât rien.
Vous l'aurez peut-être noté : ça ne s'est pas arrangé depuis.
Mais pourquoi quelque chose serait-il un risque? Quels réels dangers présente l'imprévu? 
J'en vois bien quelques-uns: horaires bousculés, retard, propos improvisés débordant le thème initial, couacs et silences, transitions un peu trop lentes ou précipitées, risque que les invités s'engueulent, disent les mots qui fâchent;  et pour les techniciens, ne pas savoir d'avance quoi cadrer, enregistrer, éclairer...
Rien qu'à l'écrire, ça me donne envie d'y assister. 
Quel spectacle passionnant ce serait! Combien serions-nous, réveillés, impliqués, devant un écran où l'on sait que rien n'est joué d'avance? N'y trouverait-on pas, nous public, un intérêt plus fort et élevé, et eux -s'il le faut- du blé ?
Mais à la télé comme à la bourse, on n'aime pas trop les surprises. L'industrie télévisuelle, comme le petit actionnaire, est raisonnable. Elle préfère placer sûrement son argent que jouer gros. Pourquoi tenter l'aventure alors qu'on risque de tout perdre, et qu'on peut tout  maitriser? Un tien vaut mieux que deux tu l'auras. Et tant pis pour la joie.



Regardez ce court extrait du festival folk de Newport, en 64, où Bob Dylan chante "Mr Tambourine Man". Déjà, parce que c'est une très belle chanson, et si vous l'écoutez sans n'être attentif qu'à elle, vous aurez raison. 
La deuxième fois, disons, regardez ce qui se passe dans le champ.






Le présentateur appelle l'artiste sur scène mais le cherche des yeux, ne sait par où il va rentrer. 
Les micros ne sont pas réglés par avance pour Bob Dylan, plusieurs mains les ajustent approximativement, dont les siennes. 
Dylan accorde sa guitare sur la scène. 
Dans le champ, derrière lui, deux hommes sont assis tranquillement, dont le présentateur; on les voit très bien, presque aussi bien que le chanteur. 
Sur la scène, et devant, derrière la scène, des hommes passent, s'arrêtent un peu et repartent, prennent des photos, comme s'il s'agissait d'un stand de foire. 
Dylan, dans un micro qui semble grossièrement calfeutré avec du scotch, chante magnifiquement. 
Une corde pourrait aussi bien se casser, rien ne serait terminé. La scène où il chante est un théâtre ouvert aux accidents, aux temps morts et aux moments de grâce. Le champ de la caméra est celui des possibles.
Vous ne verrez jamais cela sur Canal +.
Ou alors dans la rubrique "Souvenez-vous"... 
(Avec Nagui en split-screen imitant Bob Dylan.)


Alkinoos